L’expérience de pensée du ‘soi’ dans ‘L’anomalie’ d’Hervé Le Tellier

Illustration Credit: Anna Webb

L’anomalie d’Hervé Le Tellier publié chez Gallimard a reçu le Prix Goncourt en novembre 2020. Sa trame narrative est construite sur l’idée d’un avion qui se pose deux fois à trois mois d’intervalle, un vol Paris-New York turbulent qui frôle le crash.  Les deux vols sont exactement identiques, les passagers sont aussi les mêmes.  Hervé Le Tellier nous confronte à une véritable anomalie. Cette anomalie provoque un affolement général du gouvernement américain qui convoque mathématiciens et scientifiques mais aussi philosophes pour se pencher sur ce mystère. 

Hervé Le Tellier, oulipien, s’intéresse au défi mathématique appliqué au langage et aussi aux possibilités ludiques de la littérature. Dans un interview sur France Culture, il décrit la distinction qu’il exploite dans son œuvre entre game et play, une distinction linguistique qui n’existe pas dans la sémantique des mots français «jouer» ou «jeu». Game implique en effet une structure sous-jacente tandis que play tend vers un amusement plus général, dans le cadre du jeu ou pas. Pour Hervé Le Tellier, L’ anomalie est un game qui gomme ses propres règles, qui flirte avec les genres, basculant entre roman psychologique,  sentimental, mais aussi polar, genre introduit par le personnage de Blake, tueur à gages aux multiples identités. Ceci crée une véritable polyphonie qui défie le genre romanesque. Le roman se concentre sur un vol, turbulent, recréant cet espace entre-deux. Dans la trame de Lucie, l’image de la fenêtre reflète cet «entre-deux» qui est au centre du roman :

« Elle marche jusqu’à la fenêtre du salon. Lorsqu’elle se sent débordée par la vacuité, c’est toujours à cette vitre froide qu’elle va poser son front. Ménilmontant dort, mais la ville l’aspire. Ce qu’elle voudrait, c’est abandonner son corps et se fondre avec tout ce qui est dehors ».

Cette scène de la «fenêtre» rejoint la conception bachelardienne de la fenêtre, de cet «être d’une surface, de la surface qui sépare la région du même de la région de l’autre». Cet entrelacement entre l’Autre, le  «même» et la considération du «soi» est une préoccupation centrale de L’anomalie. 

Malgré la multiplicité des genres et la multiplicité des personnages, L’anomalie se préoccupe surtout du «soi». Imaginant la situation inattendue où nous nous retrouverions confrontés  à nous-mêmes, Hervé Le Tellier nous amène à nous poser les questions aussi bien scientifiques que philosophiques que cela poserait. Nous nous  préoccupons généralement de notre relation aux autres, avec l’Autre, cet enfer sartrien, mais Hervé Le Tellier se permet ici de renverser les rôles, de se demander comment nous réagirions face à nous-mêmes. La logique sartrienne où l'autre est ce «médiateur indispensable» est détournée: comment l’autre peut-il être médiateur quand nous sommes confrontés à nous-mêmes, à notre double? La différence entre le double ou nous-mêmes est une question dont  l’auteur n’hésite pas à étudier les enjeux en détournant la fameuse devise existentialiste «l’existence précède l’essence» de Sartre (elle-même un détournement de la pensée platonique où l’essence précède l’existence) pour  «l’existence précède l’essence, et de pas mal en plus» . Hervé Le Tellier  s’interroge sur comment être en concurrence avec un autre quand l’autre est nous. Si l’autre est soi, comment pouvons-nous être plus soi que l’autre?

Il est aussi possible de faire une lecture métatextuelle de ce roman. La lecture fonctionne comme projection de soi, tout comme le thème de la duplication dans le roman. L’anomalie propose une expérience de pensée qui implique nécessairement le lecteur. En lisant le roman, nous nous demandons  «et moi, comment je réagirais?» ; la logique du personnage n’est pas la nôtre, créant une  duplication de soi lors de la lecture. Cette relation se complique avec Viktør Miesel, un personnage auteur dans le roman, une sorte de double d'Hervé Le Tellier. L’auteur nie avoir créé son propre double, même s’il est difficile d’ignorer cette comparaison car le personnage lui-même écrit un livre intitulé L’anomalie.  Lors de son entretien sur France Culture, Hervé Le Tellier parle aussi d’un moment où Italo Calvino se rend compte qu’un lecteur a lu le livre qu’il aurait voulu écrire, son interprétation de sa propre œuvre plus juste que sa vision. Au-delà du lector in fabula d’Umberto Eco (comme le dit Hervé Le Tellier), l’intention de l’auteur ne peut être perçue par le lecteur. Dans ce questionnement du ‘double’ se trouve aussi une remise en question de la place de l’auteur qu’Hervé Le Tellier explore avec lucidité. 

Si le roman risque la fragmentation avec ses nombreuses trames, Hervé Le Tellier nous présente avec L’anomalie un roman expérimental, un page-turner, un coup de génie.  Comme le proclame le roman,  « La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas »– si cette œuvre bouscule notre conception d’un «soi»  immuable et idiosyncratique, elle nous propose aussi peut-être une réconciliation avec nous-mêmes. 



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