Dans les cafés de Saint-Germain: Le Paris Noir de James Baldwin existe-t-il encore ?
Afin de commencer cette discussion, il faut d’abord affirmer ce qu’on sait être une vérité indéniable; c’est-à-dire que la France, et plus précisément, Paris est le cœur de l’intellectualisme occidental. Sartre, Rousseau, Beauvoir, Camus ne sont que quelques grands noms auxquels je peux faire référence qui ont trouvé un lieu d’expression et de création authentiques dans la ville. Mais ce projet sera axé sur un autre grand nom: James Baldwin. Il est bien connu que Baldwin s’est installé à Paris pour écrire ses grandes œuvres mais assui pour échapper aux brutalités et à la violence de la ségrégation et du racisme aux États-Unis. Baldwin était l'un des nombreux créateurs afro-américains, y compris Josephine Baker et Richard Wright qui ont trouvé à Paris, un lieu de confort et d’accès aux mêmes libertés créatives que les intellectuels français. Mais, qu’est-ce que Paris a à offir aux personnes noires aujourd'hui ? Est-ce que cette idée qu’on peut trouver une nouvelle vie à Paris est encore une réalité possible ? Dans ce projet, je vais comparer l'expérience de Baldwin avec l'expérience des Noirs d’aujourd’hui en France pour évaluer si je pourrais trouver le même réconfort que Baldwin a trouvé il y a 76 ans.
Tout d’abord, il faut faire référence aux œuvres de Frantz Fanon pour comprendre les conditions auxquelles Baldwin a été confronté et comment les effets de ce brutalisme ont influencé sa décision d' échapper. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon décrit les effets du racisme dans la société postcoloniale et comment il entre dans un espace d'aliénation et de dissociation:
« Incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc qui impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps ? » (91)
Ce « décollement » est évident dans Notes of a Native Son, comme Baldwin décrit une éxpérience dans un restaurant où la serveuse refuse de le servir car il est noir. Il explique comment la haine raciste qu’il subit aux États-Unis crée la colère et la haine dans son propre corps - une fuite à Paris est devenue une tentative pour sauver son cœur (114-15), et comme Mona Siddiqui explique, la ville « saved Baldwin from self-destruction » (2022: 246). Sous la surveillance constante des regards blancs, les libertés créatives de Baldwin suffoquaient et devaient être récupérées comme Fanon déclare « j’aspire à l’anonymat, à l’oubli » (93). Alors l'Hexagone, soi-disant insensible à la couleur, pourrait apporter un réconfort anonyme comme Siddiqui explique que « in France, he [Baldwin] would not be noticed » (246). On peut comprendre les motivations créatives de Baldwin et cette fuite des États-Unis par Notes of a Native Son, dans lequel explique écrit « from the vantage point of Europe, he discovers his own country » (139). C’est-à-dire que le déménagement à Paris offrirait à Baldwin la distance et la liberté nécessaire pour écrire sur les problèmes des États-Unis.
Quant à moi, lorsque j’ai cherché un endroit pour commencer mon année à l’étranger, je n'ai eu aucun doute quant au choix de Paris. Au cours de mon semestre j’ai pu m’intégrer facilement dans la communauté noire et sa culture. C’était une joie de voir une population étudiante vraiment diversifiée dans l’université d’accueil par rapport à la quasi-homogénéité des meilleures universités du Royaume-Uni. À première vue, Paris semble être un paradis. Mais voyais-je une image réelle ou une simple illusion ?
Jusqu'ici, j'ai créé une image presque utopique de Paris mais maintenant je dois faire preuve de diligence raisonnable pour la démanteler quelque peu. Il est en effet contradictoire que je cite Fanon en expliquant et justifiant la décision de Baldwin d’échapper aux douleurs du néo-colonialisme quand Fanon écrit de l'expérience noire dans l'Empire colonial français. Baldwin lui-même met en garde contre l’idéalisation de Paris:
« He [the American in Paris] has placed himself in a kind of stronghold custom and refuses to see anything in Paris which can’t be seen through a golden haze. He is thus protected against reality » (136).
C'est dans cette optique que j'aborde la situation actuelle des personnes noires à Paris, et que je nous ramène à la réalité.
Il suffit de regarder le passé récent pour voir que la situation est en fait plus sombre. Les Jeux Olympiques ont remis la France sur le devant de la scène mais ont aussi révélé le racisme profond qui se cache dans la société. Chanteuse franco-malienne, Aya Nakamura a chanté pour la cérémonie d’ouverture des JO, mais bien qu'elle soit l'artiste française la plus écoutée au monde, beaucoup à droite ont refusé de la célébrer. Plus notamment, Marine Le Pen s'est offusquée de la prochaine performance de Nakamura, elle a critiqué sa supposée « vulgarité » et un groupe d'extrême droite avait tendu une banderole avec le texte suivant. « Y'a pas moyen Aya, ici c'est Paris, pas le marché de Bamako ! » Omar Sy a discuté aussi le racisme dont Nakamura a été victime avec Le Parisien, il explique:
« Bien sûr qu’il y a des cas de figure où c’est difficile d'être noir en France [...] Aya Nakamura a transcendé son niveau social et s’est retrouvée dans une situation où elle a été victime de racisme »1.
Ce qui rend des cas comme celui-ci plus pertinents est le fait qu’en 2018 la France a supprimé de la Constitution le mot « race ». Comme Robert Liebermen explique, depuis l’établissement de la République, le seul élément nécessaire pour unir le peuple de France, c'est d’être français (dans Rebourcet, 2020: 41). Cependant, nier la race en France c'est nier les réalités de la race ; c'est-à-dire que la France devient aveugle ou ignorante des problèmes auxquels les gens sont confrontés en raison de leur identité raciale. Il devient impossible d'affirmer que les politiques, les systèmes ou les comportements sont intrinsèquement racistes, car la race n'existe quasiment pas. Je suppose que dans cette optique, on ne peut pas prouver le racisme dont Nakamura a été victime parce qu’on ne peut pas affirmer avec certitude que la race est un facteur expliquant pourquoi l'extrême droite l'a attaqué.
La dernière étape de cette exploration a consisté à demander à des amis français qui s'identifient comme noirs ce qu’ils en pensaient (et c'était une tâche laborieuse). Tout d’abord, Shalom, un étudiant franco-béninois, il m’a dit:
« Paris est une ville avec beaucoup de diversité dont une bonne partie de noire. Mais certains peuvent encore faire face à du racisme. L’expérience dépend de chacun. »
En deuxième lieu, Esteban, un français de souche que j'ai rencontré au cours de ses voyages en Amérique latine:
« Dans le monde entier, Paris a su se forger une identité forte au cours de son histoire et qui fait rayonner cette capitale avec laquelle la ville a développé le monde [...] Je pense que Paris a toujours ce titre de ville porteur d’espoir et de lumière dans l’inconscient collectif cependant elle n'a pas échappé aux mutations multiples du monde moderne [...] Les tensions politiques internes au pays quant à l'assimilation migratoire spécialement venus d'Afrique du Nord et Subsaharienne qu'il connaît accroît se ressentiments, toutefois à nuancer. Quand bien même le retour d'une pensée discriminante et intolérante à la migration est d'actualité, elle découle indéniablement de cet effort historique vu au travers de cette ville a inclus toujours plus d'individus d'horizons différents. [...] Paris centralisant en un espace géographique l'ensemble de ces enjeux se trouve à la croisée des chemins pour savoir qu'elle place et symbole elle souhaite pour son rayonnement international. »
Ainsi, si tous deux reconnaissent l'importance culturelle de Paris, aucun ne peut absoudre la ville de sa discrimination raciale. L’avis d’Esteban pose une question importante : Paris est-elle prête à assumer le rôle d'un espace d'exil dans le monde moderne ? Peut-être que, comme le note Esteban, à mesure que le monde s'est développé et que les tensions se sont accrues, « golden haze » de Paris que Baldwin a décrit s'est affaibli.
Pendant mon temps à Paris, j'ai certainement succombé à ses charmes mais près d'un siècle de guerre et de violence, ainsi que le développement rapide de ce monde, ont prouvé que nous ne pouvions pas garantir que le sol sous nos pieds sera toujours le nôtre. Lorsque je referai mes valises pour Paris, je sais que les problèmes que j'aurais évités seront remplacés par d'autres, alors c'est peut-être plus la communauté que l'on trouve que la ville elle-même, peut-être que Paris remplit simplement son rôle de ville internationale qui offre de la diversité. Peut-être qu'en demandant si le Paris de Baldwin est toujours là, nous en demandons trop à une ville qui s'efforce de s'affirmer dans un monde polarisé ? Les cafés de Saint-Germain ne sont peut-être pas le lieu de naissance de mon magnum opus et ils ne promettent certainement pas de me sauver de l'oppression, mais comme Baldwin explique, ils restent en quelque sorte une nécessité pour la vie parisienne (142).
Citations:
Baldwin, James, Notes of a Native Son, 1955.
Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs, 1952.
Rebourcet, Severine, ‘Refreshing or Abolishing Colorblindness in France?’, Ethnic Studies Review, 43.3 (2020), 39–50 <https://doi.org/10.1525/esr.2020.43.3.39>
Sandrine Bajos, and Catherine Balle. 2024. ‘“Mon Optimisme Est Un Peu Secoué” : Les Confidences d’Omar Sy Sur Le Racisme, Sa Vie, Sa Carrière…’, Leparisien.fr (Le Parisien)
Siddiqui, Mona, ‘Belonging in Exile: James Baldwin in Paris’, The Journal of Law and Religion, 37.2 (2022), 246